Quand le vélo commence à conquérir le cœur des femmes, dès 1860, les scientifiques pensent qu’il représente un danger pour leurs organes reproducteurs. Il se révèle finalement un formidable outil d’émancipation.
En 1896, la militante des droits des femmes américaine Susan B. Anthony eut ce mot:
«La bicyclette a fait plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quelle chose au monde. Je persiste et je me réjouis chaque fois que je vois une femme à vélo.»
Aussi surprenante que peut être cette affirmation en 2015, dans les années 1890, le vélocipède –c’est ainsi qu’on l’appelle alors– vit son âge d’or. Tout le monde s’intéresse à «ce merveilleux véhicule qui donne à l’homme la vitesse du cheval», comme on peut le lire dans cette revue de 1894. Et ce sont surtout les femmes qui vont ouvrir leur horizon grâce à lui.
Accessoire de mode des riches Parisiennes
Ce sont les femmes des milieux aisés qui, les premières, vont enfourcher une bicyclette. Elles ne testent pas la draisienne, cet ancêtre du vélo qui existe depuis 1817, non, trop vétuste. Elles vont attendre l’invention de la pédale et des pneumatiques dans les années 1860.
Là, le vélo devient l’accessoire à la mode, le signe de l’élégance. Une véritable «vélocipédomanie» s’empare des milieux huppés de la capitale. Dans cette France du Second Empire, où Victor Hugo publie tout juste Les Misérables et où Haussmann façonne l’architecture du Paris d’aujourd’hui, le vélo est associé à un idéal de modernité. Les Parisiennes font du vélo au Bois de Boulogne ou dans des manèges et lisent Le Vélocipède illustré.
Cette revue arbore d’ailleurs en première page une illustration de femme à vélo (et en tenue d’homme), faisant voler au vent le drapeau du progrès.
Dans la France du Second Empire, le vélo est associé à un idéal de modernité
Une du 1er avril 1869 du Vélocipède illustré |
Crainte de l’infertilité… ou de la volupté
Cette liberté de pédaler n’était pourtant pas gagnée d’avance: faire du vélo n’est pas tout à fait une chose convenable pour une femme à l’époque.
On peut lire dans une revue scientifique de 1894 que, «si la culotte donne à la femme ce petit air cavalier qui n’est pas incompatible avec la pratique du vélocipède, elle lui enlève une partie de sa grâce, et sur ce point, la femme, la vraie, saura toujours se reprendre».
Au-delà de la bienséance, du côté des scientifiques, le zèle féminin pour la pratique du vélo fait aussi lever le sourcil. À l’époque, pratiquer une activité sportive comme passe-temps paraît inconcevable, surtout lorsque l’on est une femme. Certains médecins s’inquiètent qu’un engin comme le vélocipède soit préjudiciable à leur santé, notamment à leurs organes reproducteurs.
Affiche publicitaire pour les cycles Fernand Clément dessinée par Jean de Paleologu
Dans L’hygiène du vélocipédiste, le docteur Philippe Tissié écrit en 1888 que le vélo ne peut qu’entraîner ulcérations, hémorragies, maladies et inflammation chez celle qu’il surnomme «la grande blessée». Le docteur ordonne «que la femme abandonne donc le vélocipède au sexe fort». En 1903, le docteur Demeny décrète carrément: «Pour les femmes, le vélocipède sera toujours un appareil peu recommandable, une machine à stérilité.»
Mais dans le fond, les hommes craignent-ils que les femmes se fassent du mal… Ou se fassent du bien?
Car la bicyclette est aussi accusée de les détourner de leur devoir conjugal: par le frottement des lèvres et du clitoris sur la selle, la femme pourrait éprouver un plaisir sexuel, une «effervescence», une «surexcitation lubrique» et un «accès de folie sensuelle», comme l’écrit le docteur O’ Followel, l’accusant des mêmes maux que la machine à couture en son temps:
«La femme grisée par le grand air, la vitesse, s’abandonne peu à peu à l’excitation ressentie, à la sensation de jouissance spéciale qui est peut-être la cause du plaisir éprouvée par elle sur une balançoire, sur les montagnes russes, plaisir qui souvent la conduit jusqu’à la volupté.»
La femme grisée par le grand air, la vitesse, s’abandonne peu à peu à l’excitation ressentie, à la sensation de jouissance
Dr O’ Followel
«Bicyclette égalitaire»
Ces débats sur le plan sanitaire agitent la faculté de médecine elle-même; pourtant les médecins, constatant que la passion des femmes pour le vélocipède ne faiblit pas et que celles-ci ne s’en portent pas plus mal, devront bien abandonner la partie.
Car en face, joue contre eux la modernité elle-même, son idée, son image.
Certes, le vélo est d’abord un accessoire de luxe, essentiellement présent dans les milieux urbains, comme le rappelle à Slate Jacques Seray, historien et auteur d’ouvrages sur le cyclisme:
«Il fallait avoir beaucoup de sous –plusieurs mois de salaire d’un ouvrier– et seules des femmes appartenant à la noblesse ou des femmes entretenues pouvaient se le permettre. Par exemple, Blanche d’Antigny, demi-mondaine et courtisane, s’est fait tirer le portrait à l’époque avec un vélocipède.»
Blanche d’Antigny et son Vélocipède | Crédits: Musée de Sceaux
Les femmes se dérobent à la surveillance des hommes, découvrent une nouvelle liberté de circulation et peuvent parcourir des kilomètres en quelques coups de pédales
Mais, dès les années 1880-1890, qui voient la naissance de la bicyclette moderne, plus confortable et plus accessible, l’usage se répand. Et seules sur leur vélo, les femmes se dérobent à la surveillance des hommes, découvrent une nouvelle liberté de circulation et peuvent parcourir des kilomètres en quelques coups de pédales. À la tribune du congrès féministe de Paris en 1896, Maria Pognon porte un toast à la «bicyclette égalitaire et niveleuse par laquelle se fera l’émancipation de la femme».
Les femmes peuvent compter sur l’appui des publicitaires : de nombreuses affiches fleurissent sur les murs de la ville, montrant des femmes chevauchant un vélocipède Peugeot, Helios ou Excelsior, les cheveux au vent et l’air triomphal.
Il faut se rappeler que, à l’époque, l’automobile n’en est qu’à ses balbutiements. La bicyclette constitue une bonne alternative.
Le vélo permet des échappées loin de la ville. «Les cyclistes vont au Chalet du cycle au bois de Boulogne, raconte Jacques Seray. Cela a inspiré un tableau du même nom à Jean Béraud, où on peut voir qu’une grande partie des sujets sont des femmes, seules ou entre elles.»
Le Chalet du Cycle, huile sur toile de Jean Béraud, 1897 | Jean Béraud
Liberté vestimentaire
Parce que l’usage du vélo est en avance sur les lois, les femmes pédalent d’abord encore serrées dans des corsets, embarrassées dans des robes longues. Pour être plus à l’aise, elles raccourcissent leur jupe ou adoptent le «bloomer», sorte de culotte bouffante, pour éviter que des plis de tissus se prennent dans leurs roues. Georges Montorgueil écrit dans Les Parisiennes d’à présent:
«La bicyclette a créé un troisième sexe. Ce n’est pas un homme, que ce passant en culottes bouffantes, le mollet libre, la taille dégagée et coiffée d’un canotier. […] Est-ce une femme? Le pied hardi, la démarche vive, les mains dans les poches, vaquant à son gré et sans compagnon, s’attablant aux terrasses, les jambes croisées, le verbe osée: c’est un bicycliste.»
La bicyclette a créé un troisième sexe. Ce n’est pas un homme, que ce passant en culottes bouffantes, le mollet libre
Georges Montorgueil, dans Les Parisiennes d’à présent
Ce changement est si profond qu’il va être enregistré par la loi: deux circulaires, en 1892 et en 1909, autorisent le port féminin du pantalon, et ce, seulement «si la femme tient par la main un guidon de bicyclette». La bicyclette, si elle n’a pas inventé le port du pantalon –autorisé aussi à cheval– l’a accéléré et répandu.
En Orient, même combat pour le vélo
Ailleurs dans le monde, dans les pays où les droits des femmes sont encore loin de ceux des hommes, le vélo reste un combat de tous les jours. Au Caire par exemple, la pratique est très mal vue. Les femmes cyclistes s’exposent au harcèlement sexuel de rue –véritable fléau national– en se déplaçant dans cette «posture indécente».
Même combat au Yémen, où ce moyen de transport reste impensable (d’ailleurs la plupart des femmes ne savent même pas en faire).
Image extraite du film Wadjda | Festival de Cine Africano via FlickR License by
Concernant l’Arabie Saoudite, il n’y a qu’à voir le filmWadjda. Il raconte l’histoire d’une petite fille de 12 ans qui se bat pour réaliser son rêve: avoir une bicyclette, comme les garçons. Mais la loi le lui interdit, comme elle interdit aux femmes adultes de conduire.
«Adolescente, je me rappelle d’amies à moi dont les parents leur interdisaient de faire non seulement du vélo, mais aussi du roller, prétendant que cela pouvait mettre en danger leur virginité», témoigne Clarence Rodriguez, journaliste correspondante en Arabie Saoudite dans Révolution sous le voile.
Petite victoire cependant: en 2013, deux mois après la sortie du film, la Commission de promotion de la vertu et de prévention du vice leur a finalement accordé ce droit… À condition d’être entièrement voilées, accompagnées d’un homme de leur famille et d’utiliser le vélo à des fins récréatives et non pas comme un moyen de locomotion.
Peu à peu pourtant, de plus en plus de femmes s’affranchissent des codes patriarcaux de leurs pays pour apprivoiser la «petite reine». Des clubs féminins font leur apparition, où elles peuvent s’entraîner loin du regard des hommes.
C’est ce qu’a pu constater l’américaine Shannon Galpin, activiste acharnée du cyclisme pour les femmes. Alors qu’elle pédalait seule à travers les collines de Kaboul, elle a appris qu’il existait une équipe nationale de cyclistes femmes. Vêtues de pantalons longs et de manches longues, le voile coincé sous le casque, elles roulent sur les autoroutes avant l’aube, accompagnées de l’entraîneur de l’équipe de cyclistes hommes.
Estomaquée, alors qu’elle n’avait jamais vu une seule femme à vélo en onze visites en Afghanistan, Shannon Galpin y a vu un espoir d’ouverture pour les femmes du pays. Depuis, à travers son ONG Mountain2Mountain, elle les encourage à faire leur «vélorution», à se battre pour leurs droits.
D’autres initiatives naissent ailleurs, comme l’association Go Bike en Egypte, qui organise des balades à vélo et aide les femmes à se réapproprier la ville, ou une page Facebook à Damas, qui, en temps de guerre, encourage la population syrienne à adopter le vélo, et fait du même coup évoluer les mentalités par rapport aux femmes.
Même au Qatar, le gouvernement a choisi d’organiser un Tour du Qatar féminin, afin d’en faire la vitrine de la politique d’émancipation des femmes dans l’émirat (même si dans les faits celles-ci restent encore largement soumises à leur mari).
Tout comme en Occident au début du XXe siècle, la petite reine fait son office. Les femmes enfourchent leur vélo, bravent les autorités morales ou religieuses, et font, à chaque coup de pédale, un peu plus tomber les barrières des inégalités.