Ce livre de Tristan Blanchard est un petit guide destiné à l’usager du vélo pour le sensibiliser au bordel urbain dans lequel il s’est fourré. Quel est ce monstre sanguinaire qui cherche à m’écraser contre le trottoir ? Quel est cet individu inconscient, surgissant de nulle part pour me barrer le passage ? Qui sont tous ces énergumènes qui me pourrissent la vie alors que je me rends tranquillement à mon travail sur mon vélo ? Des gens, tout simplement. Des citadins qui agissent comme à leur habitude, sans réfléchir et en mettant le bazar partout où ils passent. Car entre l’agressivité des automobilistes et l’inconscience des piétons, sans oublier la bêtise des autres cyclistes, le trajet quotidien à travers la capitale a vite fait de se changer en véritable parcours du combattant.
Introduction
Cela fait près de dix ans que j’ai enfourché mon vélo pour la première fois dans les rues de Paris. Enfin, l’un de mes nombreux vélos. Le premier en date a rapidement été volé ou a fini en morceaux, je ne sais plus. Il y a dix ans, un jour comme un autre, je me suis dit : « Ça serait quand même assez cool de faire du vélo mon moyen de transport unique et indivisible. » Et voilà, c’était réglé.
La décision a été prise après évaluation de divers critères. Je n’habitais pas très loin de mon école, mais le trajet en métro était assez pénible. En bon étudiant qui se respecte, j’avais surtout envie de dépenser mon maigre pécule ailleurs que dans une carte d’accès aux transports en commun, aussi abordable soit-elle. En chambres à air par exemple, ou en antivols… des achats utiles, quoi.
Auparavant, j’évitais de monter sur une bicyclette. Je trouvais ça inutile et compliqué par rapport au roller, moyen de locomotion amplement suffisant pour me rendre à la plage du Havre ou chez les potes. Puis j’ai émigré à la capitale. Les distances ont été multipliées par vingt-cinq et le bord de mer a été remplacé par des berges de fleuve. Plus de foot avec les copains, plus de roller. Ce n’est donc pas forcément par plaisir que j’ai commencé à pédaler, au lieu de passivement me faire transporter par un RER ou une rame de métro. Mais j’ai vite compris que j’avais fait le bon choix.
Quand on fait du vélo, on a chaud, mais au moins, on sait pourquoi on transpire. Dans les transports en commun, on a chaud aussi, mais les raisons pour lesquelles cela se produit restent très obscures. À choisir, je préfère que ce soit ma propre sueur que je sente ruisseler dans mon dos, plutôt que celle des autres. J’exagère un peu, mais l’été, dans un tunnel sombre, quand le train est à l’arrêt et que l’air ne circule pas, c’est relativement difficile de garder son sang-froid et de ne pas échanger quelques gouttes d’eau saturée de toxines avec ses voisins de wagon. Il suffit d’utiliser les transports cinq ou six fois pour s’en rendre compte. Les habitués doivent savoir de quoi je parle.
Et puis à vélo, on est dehors. On voit du paysage, des monuments, on apprend à se repérer dans la ville. On n’a pas besoin de tourner en rond à la sortie d’une bouche de métro pour savoir dans quel sens marcher. On sait facilement où trouver le bar dans lequel on a rendez-vous. On respire peut-être les gaz d’échappement de vieux bus bien crades, mais c’est probablement moins horrible que l’air vicié de certaines zones du réseau ferré souterrain. On est tranquille sur la route au mois d’août, quand tout le monde est parti en vacances, et on peut aussi faire de belles glissades sur le verglas en janvier (à éviter en plein milieu d’une avenue très fréquentée, quand même).
C’est aussi une bonne manière de faire un peu de sport. Certes, on ne peut pas lire le dernier livre de Zemmour ou jouer à Candy Crush sur le trajet du boulot, mais ça maintient relativement en forme et ça évite de perdre son temps avec des bêtises. Et comme je mets tout juste un peu moins de temps à me rendre à mon travail en vélo qu’en transport, cela fait encore un argument supplémentaire pour pédaler un peu. Bon, j’arrête de promouvoir le truc sinon tout le monde va s’y mettre. Je suis très satisfait de voir que des millions de personnes préfèrent emprunter les transports en commun chaque jour plutôt que la bicyclette. Au moins, ceux-là me laissent peinard.
Tout ça pour dire que de solution par défaut, mon brave biclou s’est rapidement imposé comme une sorte d’ustensile incontournable, qui me suit presque partout, presque tout le temps. Vu comme ça, on pourrait croire que c’est la solution parfaite à tous les problèmes du monde… en fait pas du tout. Faire du vélo a certes pas mal d’avantages, mais c’est aussi pétri d’inconvénients. Se déplacer à bicyclette (en tout cas dans Paris), c’est même carrément comparable à la pratique d’un art martial. Il faut passer des années à peaufiner ses techniques d’esquive, de virages contrôlés et d’arrêts d’urgence… sous peine de perdre son honneur à jamais (et un bras, ou un œil). La concentration se doit d’être au maximum, en permanence. La maîtrise du corps et de l’esprit doit être parfaite. Il ne faut jamais laisser son regard divaguer hors de la route. Le simple fait de vérifier ses lacets ou ses pneus en roulant, même le temps d’une seconde, risque de laisser le champ libre à un ennemi embusqué qui ne manquera pas de passer à l’attaque. Rester à l’affût du moindre mouvement inhabituel doit devenir un réflexe et voir les rues d’une grande ville comme un immense terrain hostile, une nécessité.
Car lorsque dans l’équation, on ajoute les automobilistes, les piétons, les scooters, les segways et bien sûr les autres cyclistes, le simple trajet pour aller bosser risque de se transformer en véritable combat de gladiateurs. La route, le trottoir et la piste cyclable jouent le rôle de l’arène, tandis que chaque passant ou conducteur attend la première occasion pour réveiller le barbare qui sommeille en lui. Et quand le spectacle commence, on entre dans un monde où le respect n’existe plus, où chacun joue sa vie à la moindre suspicion du moindre écart de conduite. Le vélo, qui avait alors pour but de faire du trajet au travail un moment de détente, devient l’objet de toutes les altercations, le catalyseur de toute l’aigreur contenue en chacun de nous. On arrive au travail encore plus énervé qu’en ayant pris le métro pendant une grève généralisée, et ce même si on avait dû s’asseoir sur les genoux d’un mec bizarre au regard lubrique.
Personne n’est à l’abri, tout le monde est vulnérable. Bienvenue dans l’enfer de la jungle urbaine. De là est venue l’idée d’écrire ce livre. Une petite décennie, ça m’a semblé correct pour me donner le droit d’aborder ce sujet. Les conflits ayant lieu dans la rue sont en effet extrêmement fréquents et donnent en général lieu à des situations cocasses, affligeantes, absurdes… mais toujours fascinantes. La manière dont les différents protagonistes sont capables de réagir lorsqu’ils sont victimes d’une incivilité est tellement édifiante qu’il aurait été dommage de ne pas en immortaliser les meilleurs moments. D’ailleurs, ces personnes se comportent tout aussi mal si l’incivilité est de leur fait, c’est ça qui est génial. Les gens, entraînés malgré eux dans une embrouille avec un autre gladiateur, rivalisent d’ingéniosité pour s’autoproclamer voix de la raison, et au final traiter l’adversaire de con. Car c’est là le but ultime : expliquer à l’autre que c’est lui l’abruti, même si ce dernier ne fait que se défendre face aux agissements stupides du fauteur de troubles.
Paradoxalement, il est d’ailleurs plus simple de se sortir d’une position compliquée lorsque la personne en face pense avoir raison. En effet, elle engagera le conflit plutôt que de fuir et là, en bon cycliste brimé que vous êtes, vous vous frottez les mains. Vous n’avez alors qu’à aligner deux ou trois arguments pour faire comprendre à l’autre que c’est lui qui a été bercé trop près du mur, pas vous… quitte à grossir un peu le trait parfois. Si vous manquez d’imagination, ce bouquin viendra à votre secours, espérons en le lisant ou si nécessaire, en le lançant au visage de votre adversaire du jour. Finalement, c’est bien plus grisant que de se retrouver confronté à quelqu’un qui a fait une connerie, qui en a conscience et qui s’enfuit la queue entre les jambes sans avoir pris le temps de se laisser réprimander.
Bon, ça, c’est la théorie, parce qu’en pratique, ce n’est jamais aussi simple. Dans un cas comme dans l’autre, un dialogue de sourds s’instaure, si dialogue il y a. Chacun n’écoute que sa propre version des faits et à la fin, tout le monde repart encore plus enragé qu’avant de s’expliquer.
Bien sûr, ne sont pris en compte ici que les incidents mineurs qui ne débouchent sur rien de plus qu’une petite frayeur, un grand moment de solitude ou une exaspération irrépressible. En tout cas dans leur grande majorité. Des accidents, il y en a. Il n’y a qu’à baisser les yeux et constater que tous les kilomètres, une myriade de petits bouts de verre apporte une petite touche de gaieté à la chaussée. Ici, une vitre de portière… là, un phare arrière… tiens, quels sont ces débris de rétroviseur sur lesquels je viens de crever un pneu ? Bref, il y aurait matière à débattre là-dessus, une autre fois peut-être. Cet ouvrage n’a pas vocation à finir comme annexe de la rubrique des chiens écrasés, mais a plutôt pour objectif de mettre en évidence une certaine vision de la connerie humaine, subie depuis mon guidon. Et comme tout le monde est l’abruti de tout le monde dans l’histoire, tout le monde en prendra dans la tronche : les automobilistes, les piétons, les cyclistes, les conducteurs de bus, les pilotes de scooter, les bébés en poussette, les pigeons qui chient partout, les mégots de clopes qui fument par terre…
Les seuls privilégiés épargnés par le couperet vengeur de ma colère éternelle : les usagers de trottinettes. Les pauvres se ridiculisent déjà bien assez tout seuls avec leur dégaine, pas la peine d’en remettre une couche. En fait non, je déconne. Je les déteste, comme tous les autres. Foutons-nous d’eux une bonne fois pour toutes et n’en parlons plus.
Je suis cycliste et je vous emmerde !
TRISTAN BLANCHARD
Éditeur : Coëtquen Editions
110 pages ; 21 x 14,8 cm ; broché
ISBN 978-2-84993-290-2
EAN 9782849932902