Un moment d’exception.
En ces temps de début d’automne, le roi de la forêt, en Sologne comme ailleurs, en forêt de Tronçais par exemple, est à la fête… Pedibuscyclus a retrouvé un texte paru, sous sa signature, en octobre 2003 dans l’excellente revue « Le Six Cent Cinquante »…
Il est six heures et demie, la nuit n’a pas encore levé son voile de ténèbres sur cette journée de début d’automne. Agrippa se risque dehors avec précaution.
Agrippa a préparé sa bicyclette « Désirée la randonneuse » la veille au soir. En la sortant du garage, d’une main agile, il vérifie le contenu de la sacoche, tout y est : jumelles, appareil photo, barres de céréales (et oui, il se modernise le bougre). La lumière blafarde de son phare ne le satisfait pas. Agrippa n’y voit goutte. La connaissance de sa chère forêt de Tronçais lui permet, cependant, de gagner rapidement, en aveugle, les allées en sous-bois. Agrippa est heureux. Il aime se retrouver là où les souvenirs d’enfance lui sautent à la figure. A chaque arbre, à chaque buisson, à chaque ruisseau traversé, des images reviennent en sa mémoire. Tiens là, il pêchait les écrevisses à l’aide de limaces noyées dans des boîtes en fer blanc lui servant de balances, c’était il y a plus de quarante ans, il y a prescription aujourd’hui ! … Et ces odeurs de sous-bois, hum… !
Il avance sans bruit. Avec attention, il conduit « Désirée la randonneuse » en évitant, souvent de justesse, une ornière profonde et humide. Les feuilles mortes recouvrant le sol par endroit datent de l’année précédente, le gel n’a pas encore fait son effet sur le feuillage des arbres pour cet automne. Un grand duc survole le randonneur et sa compagne à deux roues dans un lent froissement d’ailes qu’accompagne soudain un hululement à faire frémir les plus courageux. Agrippa frissonne, surpris ! Il sourit !
Voilà le rond Jarseau qui dessine un carrefour de routes forestières. Agrippa le traverse sans hésitation, il sait que le but de sa randonnée est tout proche. Déjà, au loin, la vaste plaine de l’enclave de Bougimont se devine au travers des arbres du chemin.
Agrippa a là un rendez-vous avec la faune sauvage, une véritable conférence au sommet… et des plus sonores, et des plus spectaculaires, un long moment de frissons mais aussi d’enchantement pour qui aime Dame Nature…
Soudain, dans le lointain, un long râle se fait entendre. Agrippa se fige d’émotion, il touche au but. Le brame du cerf en rut, roi de la forêt, est présenté sur la scène majestueuse de la plaine forestière. L’aube est naissante. Une brume basse et alanguie affleure les ondulations du terrain. Agrippa a pris soin de s’arrêter afin de repérer avec précision le lieu du concert. Il vérifie sa position… Ouf ! Il est « à bon vent ».
Le brame de concert de deux cerfs se fait entendre, rauque, hoquetant, longue plainte lugubre, presque mourante sur les dernières notes, l’un répondant à l’autre. Manifestement, les deux cervidés se toisent à distance, têtes basses, bois en garde et sabots de pieds agités. Entre eux, Agrippa imagine, plus qu’il ne le distingue, le troupeau de biches, hésitant à choisir son camp. Car c’est elle, la biche, qui décide le plus souvent du choix du mâle. Il suffit d’observer la traitrise, toute féminine, de celle qui danse sur deux pattes, feignant l’indifférence, sûre de son choix… « Ah ! Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie ! » avait écrit François 1er en son pavillon de chasse de Chambord… Le vieux cerf est au beau milieu de la plaine, les biches à ses côtés. Agrippa parvenu en lisière du bois, observe la scène à la lueur du jour naissant. Le spectacle est superbe ! La brume enlace les acteurs au raz du poitrail. Un long râle saccadé du vieux mâle maintient le suspense, il va se passer quelque chose… Le jeune cerf lui répond de la bordure de la plaine où il se tient, la tête à peine sortie du bois cachant son corps. Agrippa rêve d’un combat magnifique pendant quelques instants…
Mais de combat point, le troupeau de biches a fait son choix, l’air de rien mais à coup sûr, il accomplit un large cercle en s’éloignant du vieux cervidé et vient, dans une indifférence feinte, brouter l’herbe à proximité du jeune mâle… !
Le vieux cerf est furieux et râle longuement, longtemps, raclant le sol. Puis, il s’éloigne doucement à pas comptés. Agrippa est surpris du comportement du vieil animal, celui-ci cède bien vite. Il a dû juger le combat trop inégal, le poids des ans sans doute… une passation de pouvoir en quelque sorte.
Le soleil monte à l’horizon, il est bientôt neuf heures. Agrippa s’aperçoit qu’il n’a pas fait de photos, sans doute trop pris par l’intensité de la scène, préférant un silence absolu. Tenant d’une main ferme « Désirée la randonneuse » il s’éloigne avec précaution, heureux d’avoir vécu un moment d’exception.
Mentalement, Agrippa se donne rendez-vous pour l’année prochaine, ici en forêt de Tronçais ou en Sologne, car cette scène des amours du roi de la forêt, pour rien au monde, il ne veut la manquer, ainsi va sa passion pour le monde animal.
Aujourd’hui, le kilométrage aura été des plus réduits, mais ô combien magique, que seule une curiosité toute cyclo touristique permet d’apprécier.
Combien de cyclistes ont emprunté la route au loin, mais cependant toute proche, sans s’imaginer un seul instant qu’à quelques centaines de mètres se déroulait un drame de la nature pour un vieux cerf en fin de vie…
Et pendant ce temps-là, le vélo-touriste s’en retourne, heureux… sur son haridelle… parmi les chemins de terre et d’ornières !
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